Paradoxe coupable : aimer son enfant, ne pas aimer être mère

Manman Dilo
5 min readNov 1, 2022

Il m’a fallut des semaines, des mois, plus d’un an d’introspection douloureuse pour réussir à en arriver à cette conclusion. J’aime mon enfant, plus que je n’ai jamais aimé. D’un amour plus sain et plus pur que tout ce que j’ai pu ressentir auparavant. Et, avant d’être mère, j’étais persuadée que cet amour allait me garantir d’aimer mon rôle maternel autant que le petit humain qui me l’a donné.

Spoiler : ce n’est pas le cas.

Il est difficile de trouver les mots justes pour décrire l’intensité de la culpabilité qui m’envahissait en réalisant que le profond amour que j’éprouvais pour ma fille n’adoucissait en rien le labeur physique, émotionnel et psychologique que représente ma position de maman. Une culpabilité notamment causée par l’idée qu’une fois que l’on a fait le choix d’être mère, toutes plaintes concernant les responsabilités que ce rôle implique sont considérées irrecevables par la grande majorité.

Comment pourrais je me plaindre d’une situation que j’ai choisie ? La raison est relativement simple. Quand le choix, bien que personnel, est influencé par un conditionnement patriarcal qui tais nombre de douleurs inhérentes à l’expérience de mère tout en mettant en avant le caractère soit disant “essentiel” ou “naturel” de la maternité chez la femme … et bien le choix n’est pas fait “en toute connaissance de cause”. Il est biaisé. Même en étant (du moins en pensant être) consciente des changements drastiques qui m’attendraient en devenant mère, jamais je n’ai pris la pleine mesure de la réalité.

Je n’aime pas le sentiment d’angoisse perpétuel inhérent au fait d’être éloignée, ne serait-ce que quelques heures, de la personne que je suis supposée protéger envers et contre tout. Mais je n’aime pas non plus, lorsque je suis en sa présence, avoir l’impression de devoir m’effacer complètement en tant qu’individu à part entière, moi, mes besoins, mes désirs, pour être en mesure de prioriser les siens.

Je n’aime pas devoir déléguer le travail parental 5 jours par semaine à des inconnus dont je ne pourrais jamais être certaine de la bienveillance envers mon enfant. Mais je n’aime pas non plus la sensation, après une journée ou une nuit de travail épuisant, de devoir entamer un nouveau travail à part entière, non rémunéré et tout aussi (voir +) épuisant, celui de parent.

Je n’aime pas ce sentiment d’être inadéquate, d’être un imposteur parental, sous prétexte qu’être mère ne me vienne pas systématiquement naturellement. Mais je n’aime pas non plus cette pression , cette injonction à la perfection, cette loi implicite qui voudrais qu’une “bonne” mère soit définie par sa capacité à l’être par essence et non par apprentissage.

Je n’aime pas avoir la nette impression de devoir enterrer mes ambitions, mes envies personnelles au profit de ceux de mon enfant, et plus largement ceux de mon foyer, pour être digne de mon rôle maternel. Mes décisions ne sont plus des choix, elles se sont transformées obligations. Je n’aime pas non plus le rappel constant par la société que, malgré le travail de mère, je devrais garder l’énergie et l’ambition d’être la féminité incarnée, de savoir “m’occuper de moi” avant tout alors même que paradoxalement je devrais savoir m’occuper de ma fille en priorité.

Cette liste est très courte, et surtout non exhaustive. Je pourrais la continuer en détaillant mon aversion pour les handicaps physiques conséquents causés chez moi par la maternité. Ou la solitude, conséquence directe du fait d’avoir un enfant lorsque la société, le monde extérieur, ne sont pas adaptés à l’expérience de la maternité. Ou l’absence dorénavant permanente d’une totale liberté de mouvements. Ou l’incompatibilité d’un quelconque épanouissement physique ou émotionnel lorsque qu’on vit loin de tous proches ou toute famille potentiellement capable d’alléger le poids de la charge quotidienne. Ou mon deuil, toujours incomplet, du corps et plus largement de la personne que j’étais.

J’ai détesté prendre conscience de tout cela. Je me suis détestée de réaliser que j’avais “choisi” cette position aussi fascinante que drainante et douloureuse pour moi. Je me suis détestée de ne pas pouvoir être la mère parfaite que mérite absolument mon incroyable bébé. J’ai détesté la sensation de subir la maternité comme une sentence irrévocable, un prix à payer pour avoir décidé de donner la vie. J’ai voulu mourir, longtemps. J’ai, à de nombreuses reprises, voulu faire un pas vers l’au delà en me convaincant qu’il serait plus sain pour ma fille de me perdre avant de développer la capacité de se souvenir de moi. Arrivant même à me convaincre que mon décès pourrait permettre à son père de me trouver une remplaçante digne du rôle de mère, qui saurait le remplir correctement, sans broncher. Mais qui saurait surtout l’apprécier, contrairement à moi qui semble subir ma maternité plus que je ne la vis.

Heureusement ce n’est plus le cas. Dans le sens où je ne m’endors plus bercée par des fantasmes de mort. Et, bien que je me batte encore avec mon incapacité à aimer sincèrement mon statut de maman, j’ai au moins réussi à contextualiser certaines de ces épreuves mentales. Car, comme un disque rayé qui répète sans cesse des vérités évidentes, à la source de tout ça : capitalisme, racisme, patriarcat, validisme…

Sans un système qui force à se faire exploiter au travail pour être rémunéré, survivre et donner un cadre de vie décent à sa descendance, mon épuisement physique et mental serait bien moindre. Sans la misogynie rampante de notre quotidien qui prêche aux femmes l’accomplissement suprême par la maternité, la culpabilité me rongerait moins. Sans le racisme qui ronge toutes mes interactions et qui historiquement a voulu attribuer à mes semblables noires des capacités de reproduction et de maintien d’un foyer supérieure aux autres, mon sentiment d’inadéquation serait moins prévalent, mon accès à de l’aide serait facilité. Hors d’une société validiste où une majorité de structures sont inadaptées aux personnes non valides, il me serait bien plus facile de me déplacer avec mon enfant et profiter du monde avec elle. Hors d’une société patriarcale qui à défaut de pouvoir nous forcer à enfanter peut nous conditionner croire que notre capacité de reproduction est notre principal atout, j’aurais peut être décidé d’avoir mon enfant dans des conditions différentes.

Ce qui me tient en vie c’est justement la certitude que, malgré tout ça, pas une fois je n’ai regretté l’existence de mon enfant. J’ai regretté de ne pas être à la hauteur, j’ai regretté de ne pas être “assez” pour elle. J’ai regretté ne pas vivre dans un monde construit pour faciliter l’expérience brutale et parfois traumatisante qu’est celle de la maternité. J’ai regretté de ne pas avoir compris le privilège de pouvoir explorer et expérimenter ma “jeunesse” et d’avoir présumé que l’expérience de la maternité était plus importante, qu’elle était mon devoir. J’ai regretté de ne pas pouvoir être la meilleure version de moi même AVANT d’accoucher, de ne pas avoir pris le temps de guérir d’une dépression profonde qui subsiste et menace en permanence la relation que j’ai et que j’aurais avec ma fille.

Mais jamais je ne l’ai regretté elle. Elle est l’enfant de ma prophétie. Elle est la joie, l’amour, le soleil sous forme humaine. Le monde n’est que plus beau depuis qu’elle y habite, il est meilleur, je dois donc faire ce que je peux pour être à sa hauteur.

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